Les fondements d'une école dans le système musical andalou

Par Abdelmajid Temsamani
Président de la fondation Mohamed Larbi Temsamani.

1. Portées et limites de l'innovation dans le système musical andalous

- De L'authenticité

Tout en restant fermement respectueux de l'esprit des anciens, feu Mohamed Larbi Temsamani a été un innovateur de talent allant jusqu'à élaborer son propre style. Il a su cependant définir les limites à l'innovation, au-delà desquelles le système de la musique andalouse risquerait de perdre ses caractéristiques de base. Il a pu enfin concilier de manière magistrale la tradition et la modernité en n'étant ni traditionnel ni moderne, mais tout simplement authentique. Dépassant sa perception personnelle, feu Mohamed Larbi Temsamani n'a jamais considéré que la société marocaine s'est bornée à conserver la tradition et manifestait souvent une grande gêne face à ce qu'on peut désigner par la " tradition de routine" : celle que le commun maintient et reproduit sans se poser de questions ni de pouvoir y répondre. Il faisait remarquer que dans la tradition, elle-même, nous ne pouvons observer que le mouvement, que le changement.


- Tradition et changement

Certes, ce changement s'exprime avec des nuances et des subtilités parfois difficilement détectables, mais il n'en demeure pas moins que, pour lui, la tradition n'a jamais été figée. Ainsi, se référant au passé lointain, il cite, entre autres, Zeriab comme l'innovateur par excellence de l'école luthiste arabe, et rappelle Ibnou Baja comme l'homme de la synthèse musicale, entre El Andalous et le Maghreb. Evoquant la période contemporaine, il rappelait, avec respect et ferveur, l'impact " révolutionnaire" de l'apport de feu Moulay Ahmed Loukyli (son maître) sur le style de l'orchestration et la précision dans l'interprétation musicale. Il était impressionné par les connaissances encyclopédiques qu’avaient feu Moulay Ahmed Loukyli sur le système musical andalou et dont il a largement tiré profit pour forger son opinion propre tout en sachant cependant mettre en œuvre l'érudition du maître.
A l’âge de huit ans il avait commencé à pratiquer la flûte. Puis, il apprendra à jouer du luth et du piano. Et par la suite, il s’intéressera à un instrument à archet qui suscitait un grand intérêt au sein des formations traditionnelles, à savoir : l’alto. Mohamed Larbi Temsamani était directeur de l’orchestre qui porte son nom « Orchestre Larbi Temsamani » et il a aussi été nommé directeur du conservatoire de Tétouan. La plupart des musiciens avec qui il collaborait étaient tous professeurs au conservatoire.


2 . Réflexions sur le système de la musique andalouse

Celle-ci porte sur divers éléments dont la qualité de la transmission de la tradition, l'instrumentation musicale, les composantes de la tradition musicale, le système des valeurs adjacent à la musique andalouse, le moment comme particularité nodale de la musique andalouse, la musique comme expression d'un message, les pré-requis d'un chef d'orchestre (ou m'alem) et une interrogation sur le mode actuel de la transmission de la tradition.


- Transmission des pièces musicales

Mohamed Larbi Temsamani a été d'abord un "conservateur" de haute facture, doté d'une mémoire prodigieuse en mesure de restituer avec une incroyable précision les pièces musicales (sen'a) les plus ardues avant de devenir un réceptionnaire exigeant quant à la qualité de leur transmission. A cet effet, il a catalogué les pièces musicales en distinguant trois catégories; celles qu'il considérait comme étant" andalous - andalouses" et celles qu'il dénommait "andalous-marocaines" d'une part et "maroco-andalouses " d'autre part. Cette distinction n'est pas de pur style, elle a une portée considérable quant à la reconnaissance de l'apport du génie marocain au développement de ce patrimoine. Apport dont Mohamed Larbi Temsamani était particulièrement fier.


- Authenticité et choix de l'instrumentation musicale

Concernant l'instrumentation musicale, notre défunt maître considérait que l'excellence de la composition musicale andalouse dépasse largement les performances du luth maghrébin (quatre cordes) ou du Rbab. D'autres instruments, hélas disparus pour des raisons historiquement obscures ouobscurantistes, auraient été nécessairement sollicités pour réussir des compositions d'une anthropologie musicale déplacée qui prônent le retour exclusif aux instruments de musique anciens (luth à quatre cordes, rbab, nme, tar et derbouga et à la rigueur le kanoun) sans avoir la moindre connaissance sur la fonctionnalité instrumentale de chaque outil dans l'expression mélodique. Pour Mohamed Larbi Temsamani l'authenticité n'est dans l'instrument mais dans la manière de le jouer. Pour comprendre cela il faut d'abord être conscient de la particularité de chacun des instruments de musique andalous (en tant qu'ensemble organiquement articulé) ainsi que des composantes de la tradition musicale.


- Composantes de la tradition

A cet effet le défunt maître avait un sens aigu de la sonorité musicale andalouse et une connaissance explicite du contenu et des profils mélodiques spécifiques à cet art. Mohamed Larbi Temsamani a formulé une intéressante réflexion sur les ornements, les timbres, les modes et les intervalles définissant la personnalité du modèle musical andalous marocain. Toutefois, concernant la rythmique musicale andalouse, il avait, à plusieurs occasions, exprimé des réserves, en ce sens où le rythme ne doit en rien appauvrir la mélodie, mais bien au contraire il doit mettre en valeur son expressivité.


- Système des valeurs de la musique andalouse

Citant les grands maîtres fondateurs, il naviguait aisément dans les subtilités du système des valeurs adjacent à la musique andalouse, aussi bien au niveau de la symbolique que de l'éthique et de l'esthétique, spécifiques à ce système. Pour Mohamed Larbi Temsamani la musique andalouse est une véritable mine d'intelligence des sens, où sentir et s'exprimer par la finesse devient un véritable attachement à la vie, à l'humain, la plus merveilleuse des œuvres du Créateur, le Beau, le Parfait. En bon soufi qu'il était, il considérait que dans la musique andalouse, l'interaction entre l'Art (stade suprême de l'Humain) et l'ivresse de la béatitude devant l'Œuvre Divine est une constance incontournable. Ainsi, à chaque moment, à chaque perception du monde l'invocation du Créateur était, chez lui, omniprésente. Pour notre défunt maître, invoquer Dieu est un acte d'humilité qui n'est rien d'autre que le stade le plus élevé de la finesse, expression de cette écoute intense de soi où le déploiement des sens n'est que l'expression d'une religiosité enfin bien comprise. Ses intimes se remémorent encore les " jalassate " où il s'élançait avec enthousiasme dans ce genre de méditation.


- Le moment comme espace musical nodal

Cette dimension métaphysique se manifeste, selon lui, à travers tous les modes poétiques et musicaux de la musique andalouse où tous les sens sont sollicités pour lire, déchiffrer et méditer sur notre mère nature et la complexité des sentiments de l'Humain. Cela s'exprime de manière particulièrement forte dans les tobou' e ou modes musicaux qui ne sont d'ailleurs que la traduction du moment, particularité nodale de la musique andalouse. Pour lui, comme pour les maîtres fondateurs, l'expression musicale ne transcende jamais le moment c'est à dire l'imbrication du temps avec le lieu dans lesquels la mélodie s'exécute. Le moment est un dépassement du mode ou tab' e par l'appel à la subtilité du rythme. Ainsi dans les quatre rythmes de base de la musique andalouse; le rythme du bassit traduit la complexité, le rythme du Qaim Oua Nisf renvoie à la légèreté de la plume et la liberté de l'oiseau, le rythme d Qodam traduit la chaleur du sentiment et l'impression de profondeur dans l'expression, le rythme du Ibtaïhi traduit la majesté, la grandeur et l'expression solennelle de la passion. Ainsi chaque mode présente quatre variantes auxquelles le maître musicien peut avoir recours selon sa perception du moment.


- Expression d'un message par la musique

La musique n'est que le transposé des états d'âme de celui qui la perçoit à un moment donné dans un cadre donné. Ainsi, répétait- il souvent: qu' " une musique qui ne dit rien, n'est rien ". Cette simple assertion constitue tout un programme. En effet, la musique andalouse ne peut demeurer une musique vivante que si elle continue à avoir un sens et exprimer un message significatif pour son auditoire. La responsabilité du chef d'orchestre est ici fortement interpellée. Citant à ce propos Al Kindi, Mohamed Larbi Temsamani rappelait souvent cette formule: "Un maître musicien (M'allem) est une sorte de médecin qui sait diagnostiquer son auditoire et en formuler la juste thérapeutique ". Ceci nous amène à nous poser la problématique du rôle du chef d'orchestre et surtout des pré-requis pour un futur maître musicien ou Mallem de musique andalouse ainsi que des mécanismes de la transmission de la tradition.


- Le maître musicien et la transmission de la tradition

Il est utile de rappeler que la qualité du futur maître de musique andalouse a toujours été le fruit de la réussite de son cursus à travers un enchaînement indispensable en trois niveaux de réception de la tradition. Ainsi, après un premier stade qui relève plutôt du spontané ou de l'implicite, la réception de la tradition doit entamer un parcours initiatique où l'on reçoit une sorte d'éducation sur les principales composantes du système musical (mémorisation des pièces musicales, identification des rythmes et des gammes et des modes mélodiques entre autres) et se termine enfin par un stade d'enseignement sur le signifiant, communiqué par le maître à son disciple et en rapport avec une idée élevée de la tradition formulée de manière explicite et organisée. Cet itinéraire pédagogique, qui a prouvé son efficacité tout au long de notre histoire, est largement minoré actuellement au risque de nous amener à nous poser une inquiétante question: vivons- nous actuellement une crise de la transmission de la tradition musicale andalouse?


- De la transcendance du maître musicien

Tout en restant très optimiste pour les espoirs actuels, force est de constater qu'après la disparition des derniers trois grands maîtres, un rouage décisif a disparu dans le processus de transmission de la tradition. Il est grand, temps d'imaginer, dans le respect bien compris des normes et convenances préétablies par les fondateurs, un mécanisme de substitution à ce rouage qui prendrait une forme plus collective, plus institutionnelle et peut être mieux organisée que par le passé. C'est grâce au respect de ce processus de la transmission de la tradition que les qualités musicales de plusieurs générations de M'allem ont été préservées à savoir; en plus d'une forte capacité de mémorisation, être doté d'une grande prédisposition à sentir sa propre musique et à lui donner une signification, un message et un cachet personnel. Cela suppose et forge chez le musicien un équilibre intérieur (ou clarté de l'image de soi) sans lequel un maître musicien n’à point de transcendance ni sur son propre orchestre d'abord, ni sur son auditoire ensuite. C'est grâce à cette transcendance qu'un même auditoire, pourtant composé de personnes aussi nombreuses que diverses, émet et capte sur les mêmes " fréquences ", les mêmes émotions. Il communique alors intensément, " jusqu'à ce que le loup côtoie l'agneau, et que le puissant devienne l'intime du faible ". Cela se traduit d'abord à travers le Netka sûre d'elle même et qui doit venir toujours à point nommé, ensuite dans un style de direction, qui doit être à la fois inexorable et d'une discrétion et une habileté telles que l'ordre doit jaillir de la liberté. Comme c'était le cas pour nos très regrettés maîtres Moulay Ahmed Loukyli, Haj Abdelkrim Raïs et Mohamed Larbi Temsamani, là où il passe, les gens se mettent à aimer sa musique, notre belle musique qui porte un parfum agréable, mystérieux et pourtant si familier. Un parfum qui nous rappelle vaguement quelque chose de bien enfuie dans les profondeurs de notre être. Le parfum de notre cher pays, de ses coutumes, de son bon vivre, de ses rêves, bref, le doux parfum de notre Marocanité.


- Le lègue laissé par le défunt maître

Ainsi Mohamed Larbi Temsamani n'aurait pas vécu en vain, il a donné et a laissé pour la postérité un chantier de réflexion et de pistes à prospecter pour un développement continu de notre patrimoine andalous. Il a laissé en outre, pour les générations à venir, plusieurs dizaines de pièces musicales inédites (sen' a et touichya) demeurées en sa seule possession. Il a pris soin de les positionner, par écrit, de manière précise dans chaque MIZANE tout en les gravant sur cassettes magnétiques. Il a gardé, en outre, des manuscrits anciens, d'une grande valeur musicale et historique, hérités de sources diverses. Tout cela doit certes être mis à la disposition des chercheurs et des mélomanes, mais de manière organisée pour que cet acquis ne se perde pas dans les méandres de l'incertain.


- Son dernier désir a été inassouvi

Cependant, Mohamed Larbi Temsamani s'est éteint avec un lourd regret, exprimé tout au long de ses derniers jours, celui de ne pas avoir eu l'opportunité d'écouter "Sa" musique andalouse comme il l'imaginait, après un long et riche parcours musical. Il en parlait avec une grande précision et exemples à l'appui. L'un des premiers objectifs de la Fondation sera, avec la contribution de certains praticiens qui lui étaient proches, de tenter de restituer ce nouveau mode d'interprétation qui se caractérise par une nette consolidation de la personnalité du modèle musical andalous marocain, aussi bien au niveau des ornements, des timbres, des modes que des intervalles propres au modèle donnant lieu à une plus forte expressivité des notes (moins austères sans tomber toutefois dans la démagogie), en communion avec le mode (tab'e) de la pièce musicale (sen' a), davantage de précision dans l'exécution des partitions, un très discret aménagement dans la souplesse de la rythmique et un arrangement musical brisant la monotonie, bref une musique andalouse authentique, de plusieurs siècles d'âge " qui ne dit pas rien" à l'auditoire du troisième millénaire!